lundi 15 mars 2010

Mon logiciel, c'est mon talent


Voilà ce que je sais faire quand on me laisse quinze jours.

Je ne crois pas que je vous aie beaucoup manqué, chers lecteurs inexistants, mais la raison pour laquelle j'ai disparu quelque temps de la toile, c'est que j'étais occupé à construire le joli site web représenté sur la vignette illustrant cette notule. Le site complet, intitulé Argent lucide, est d'ailleurs consultable en ligne pour que vous voyiez que je ne bluffe pas. Argent lucide est ce que l'on appelle dans les écoles de journalisme un "journal-école" (en l'occurrence, un "webzine-école"), c'est-à-dire une pseudo-publication imitant d'aussi près que possible un vrai journal, et créée à partir de rien en un temps record par une équipe d'étudiants journalistes, pour faire comprendre à ces derniers la puissance et les contraintes du travail en équipe.

Argent lucide a l'aspect d'un vrai webzine, le contenu d'un vrai webzine mais... ce n'est pas un vrai webzine, car il n'aura vraisemblablement jamais de numéro 2. Par ailleurs, il n'a pas de budget, pas de financement, son lectorat est purement fantasmé (en théorie, ce webzine est lu par des gens ayant à la fois de l'argent et une conscience, d'où son titre; mais inutile de dire que des zozos pareils, ça n'existe pas dans la vraie vie). Cela dit, ce canard fictif contient de vrais articles réalisés avec un vrai travail journalistique par la douzaine de stagiaires que je coordonne (je ne suis pas tout seul à le faire, soit dit en passant), lesquels n'ont certes pas encore beaucoup de bouteille mais sont déjà capables de recueillir et de mettre en forme des informations (en les agrémentant, il est vrai, d'un paquet de fautes d'orthographe).

Joli travail, non? Ca n'a-t-il pas un aspect professionnel en diable? Mais si mais si, absolument (je réponds à votre place, chers lecteurs, on gagnera du temps). C'est assurément dû en très grande partie au boulot journalistique de mes stagiaires, mais leur création était livrée sous forme d'une ribambelle de fichiers Word accompagnés de quelques photos numériques en bordel -- c'est-à-dire qu'avant que je m'en occupe ça ressemblait furieusement à un gros tas de boue informatique inexploitable. Quinze jours de boulot de votre serviteur dessus (boulot réalisé en même temps que la rédaction et non a posteriori, je le précise: ma date de bouclage était la même que celle des étudiants), et ça devient une trentaine de pages web d'aspect relativement sérieux tout de même, et interconnectées à mort comme vous pouvez le constater si vous y mettez votre nez: chaque article-page web est accompagné d'éléments de "zapping" honteusement accrocheurs, voire putassiers, dont la fonction est de retenir sur le site le plus longtemps possible ce crétin d'internaute dont le désir le plus cher est toujours d'aller voir ailleurs.

Joli travail, donc -- pas la peine d'essayer de me dire le contraire, je ne vous écouterai pas. Eh bien, que croyez-vous que j'obtiens comme réaction quand je montre ça à un quidam? Il a invariablement deux attitudes successives. La première consiste à s'extasier poliment: "Wow, pas maaal dis donc! T'as fait ça avec quoi? Dreamweaver? Wordpress?" Et la deuxième est de prendre un air déçu et consterné, genre soufflé qui retombe, quand je lui réponds la vérité vraie: que j'ai fait ça sans logiciel commercial, uniquement avec mes petits doigts et du code informatique tapé par iceux: ah, ce n'est que ça, tu bricoles en amateur, dire qu'un moment je t'avais pris pour un super-pro. Les plus gentils m'expliquent sur le ton qu'on prend pour parler aux grands débiles mentaux que je me fais vraiment bien chier pour pas grand-chose, et qu'on édite maintenant d'excellents logiciels faciles à pirater qui résolvent tous ces problèmes en deux coups de cuiller à pot sans avoir besoin de s'emmerder à manipuler des codes informatiques comme les moines copistes au Moyen-Age.

Et bien, voyez-vous... ça m'énerve!

JE SUIS un super-pro, bande de connards, et je le suis précisément parce que je sais qu'on n'a pas besoin d'outils coûteux pour aboutir à un résultat informatique; qu'on peut tout à fait obtenir ce qu'on veut d'un ordinateur pour peu qu'on le lui demande avec ce qu'il faut de compétence et de talent -- c'est-à-dire exactement tout ce dont vous êtes totalement dépourvus, bande de cuistres. Vous avez le droit d'être ignorants, d'autant plus que ce que je fais est effectivement assez sioux -- mais vous M'ENERVEZ en étant si visiblement convaincus que je vous suis inférieur PARCE QUE j'en sais cinquante fois plus long que vous en informatique. CA M'EXASPERE, cette sotte gloriole du mec qui connaît rien à rien et estime que c'est justement pour ça qu'il est parfaitement qualifié pour m'expliquer que je m'y prends comme un manche. Couillons, va.

Bon, je me calme un peu et je vous explique (encore que vous ne le méritiez pas, mais je suis foncièrement bon). La plupart des sites web, et en tout cas la quasi-totalité des webzines se donnant un aspect journalistique, sont constitués d'un savant mélange de textes rédigés, dont n'importe quel lecteur peut faire son miel si toutefois il a appris à lire, et par ailleurs de codes informatiques de mise en forme rigoureusement imbitables que personne ne voit jamais sauf l'informaticien qui les élabore. Ca va, jusque là vous suivez? Bon. Figurez-vous que les articles ont beau être tous différents, les codes informatiques, eux, sont toujours les mêmes (si on est pompeux, on peut même appeler ça une "formule de mise en page": plus c'est systématique, mieux c'est). Toujours les mêmes, vous pigez? Ca veut dire que c'est une perte de temps intégrale de prendre le super-logiciel clicodrome plein de menus déroulants dont vous connaissez la réputation, le truc qui moud le café et cire les pompes, mais que vous ne pourriez employer que pour refaire interminablement, article par article et numéro par numéro, rigoureusement le même boulot de mise en page à chaque fois.

Employer un logiciel de mise en page pour réaliser un webzine, c'est COUILLON. Quand on est un informaticien et non une brêle, on AUTOMATISE. Et cette automatisation, on la réalise avec de tout petits outils qu'on met au point pour des tâches extrêmement précises (du genre: mettre un fond de couleur derrière une phrase de relance, une seule). Ces bidouilles sont toutes petites et spécifiques, mais AUTOMATISEES, et non pas exécutées manuellement à chaque fois dans l'immense clicodrome-usine à gaz à 6000 euros dont vous préconisez l'usage, bande d'incompétents.

Une des choses que vous pouvez voir dans Argent lucide, c'est que chaque article est accompagné d'une demi-douzaine d'accroches publicitaires concernant d'autres articles disponibles sur le site. Une trentaine d'articles multipliée par une demi-douzaines d'accroches sur chaque page... Vous rendez-vous compte que ça vous ferait 180 occasions de faire les choses de travers si vous mettiez tous ces éléments en place par mise en page manuelle? Vous rendez-vous compte que ça vous demanderait au minimum cinq minutes de manipulation par page (et encore, je suis immensément optimiste), que 30 x 5 = 150 minutes, c'est-à-dire deux heures et demie de perdues sur le bouclage du canard? A titre informatif, le même boulot effectué par des automatismes requiert environ vingt-cinq secondes de traitement. Oui oui, pour les trente pages du site web. Et entre nous, si c'est aussi long, c'est bien parce que je n'ai pas eu le temps de fignoler: c'est au moins cinq fois plus que ce qu'il est possible de faire dans l'absolu.

Oui, ça sert, l'automatisation. Non, contrairement à ce que vous croyez, ça n'est pas un truc pour des frustrés de la vie qui n'atteignent l'orgasme qu'en manipulant du code informatique faute d'avoir les moyens de se payer des poupées gonflables. En plus d'être utile, c'est un exercice intellectuel valorisant: quand je regarde Argent lucide, je me dis que j'ai fait ça avec mon talent et pas avec mon carnet de chèques; j'en suis fier comme un petit banc, et j'ai raison! Certes, ce n'est pas à la portée de tout le monde (encore que ce soit beaucoup moins complexe que vous ne l'imaginez), mais ça a à voir avec la civilisation et non avec le cash-flow. Moi, j'aime.

La civilisation, vous savez? Un truc qui a été entamé par nos ancêtres, que nous enrichissons et qui sera encore utile à nos arrière-petits-enfants... Pour réaliser ce webzine, j'ai mis au point des bidouilles à toute berzingue pendant ces quinze jours, mais j'en ai aussi réutilisé que j'avais mises au point huit ans avant (eh oui, c'est ça aussi la compétence: ça permet d'exploiter ses propres archives), et je me suis fait aider de tout petits utilitaires Unix qui ont été conçus dans les années 70 du siècle dernier et qui fonctionneront encore très longtemps avant même d'avoir besoin qu'on les perfectionne.

Quant à mes bidouilles à moi, elles auront un avenir ou pas, je l'ignore, mais ce que je vous garantis, c'est que je ne vais pas les jeter. Car ça peut s'adapter, ces petites bêtes. Je ne sais pas si vous le croirez, mais l'utilitaire le plus utile pour la fabrication de ce site web est une adaptation d'une moulinette que j'ai mise au point en 1996 pour réaliser... une maquette en 3D de la cathédrale de Cochabamba (Bolivie). Le jour où vous arriverez à construire une maquette en 3D avec votre Dreamweaver à 3000 euros, je vous autorise à revenir me dire que je travaille comme un manche. Mais en attendant, z'êtes priés de vous écraser devant les vrais professionnels. Non mais.