samedi 11 août 2012

Un beau couple de savants fous

Ci-contre: La Leçon d'anatomie, Rembrandt (détail).

Vous avez certainement déjà entendu parler des fans de Harry Potter, de ces mômes a priori normaux qui peuvent oublier de s'alimenter pendant plusieurs jours si on leur met entre les mains quelques tomes de l'oeuvre de J. K. Rowling. Il paraît qu'il sont ainsi des dizaines de millions à pouvoir vous expliquer en détail, avec passion et pendant des heures, ce que désignent les mots Dumbledore, Quidditch, Hogwarts, que sais-je. Grand bien leur fasse, mais on trouve aussi sur la planète des foules encore bien plus nombreuses (dont je fais d'ailleurs partie) qui n'y connaissent absolument rien et même s'en fichent complètement. Tragédie de l'incompréhension.

Eh bien, figurez-vous qu'il existe aussi (quoique en nombre nettement plus restreint) des gens que les documentations informatiques passionnent autant que Harry Potter enthousiasme les mômes. Certains sont tellement atteints qu'à leurs yeux, les noms mystérieux de GNU/Linux, C++, PostScript, Perl, AWK et Erlang sont évocateurs d'au moins autant de magie qu'Azkaban et Voldemort pour les gniards.

Depuis quelque temps, je suis en relations suivies avec un de ces phénomènes -- que nous appellerons ici le professeur Kufi Fukira. Il n'est pas plus japonais que moi, et si je lui attribue ce pseudonyme asiatique (élaboré à partir de son vrai nom par une ingénieuse bidouille informatique comme je les aime... mais dont je ne vous parlerai pas ici), c'est uniquement pour respecter un anonymat qu'il préfère conserver jusqu'à nouvel ordre.

Kufi (je vais l'appeler par son prénom fictif, puisque dans la vraie vie nous nous tutoyons) est sans l'ombre d'un doute un type très intelligent, un surdoué comme disent les psys, un bargeot comme disent les gens normaux (ceux qui n'ont rien d'exceptionnel, ne lisent pas Harry Potter et se fichent de savoir comment fonctionne un ordinateur). Comme tous les surdoués-bargeots (à commencer par moi, d'ailleurs), Kufi s'intéresse à des trucs et des machins très compliqués dont la planète entière se contrefout, avec une prédilection marquée pour les maths et l'informatique. À la surprise générale, le malheureux a bien rarement l'occasion de parler de ce qui l'intéresse avec quelqu'un qui consente seulement à l'écouter. Ce qui est vraiment fort injuste, car c'est un garçon sympathique et de bonne compagnie.

Je l'ai rencontré il y a déjà quelques années au Salon des jeux mathématiques (qui est pour ce genre de bargeots l'équivalent du rayon "Littérature jeunesse" de la Fnac pour nos chères têtes blondes). Moi, j'ai consenti à l'écouter. Honnêtement, sans comprendre beaucoup plus que des bribes de ce qu'il me racontait -- mais rien que comme ça, j'étais déjà très proche du confident idéal qu'il cherchait désespérément depuis des années, surtout en comparaison des neuf dixièmes et demi de la population qui meurent d'ennui dès que le malheureux Kufi essaie de transmettre sa science mathématique. Nous nous sommes découvert un intérêt commun pour l'informatique et la traduction en beaux listings imbitables de théories mathématiques -- même si, en ce qui me concerne, je me limite à celles qu'on m'a enseignées au collège. Du coup, Kufi s'est mis en tête de collaborer avec moi sur un projet mathématico-informatique, n'importe lequel du moment que j'y travaillerais aussi. Il a montré pour cela tellement d'enthousiasme qu'il m'a presque convaincu d'essayer: il y a peu d'honneurs que j'apprécie autant que ceux que je suis parfaitement conscient de ne pas mériter!

Au moins sur les plans mathématique et informatique, Kufi Fukira est beaucoup plus instruit, vif et compétent que moi. Même hors de ces domaines, je crains de lui devoir un compliment dont je suis particulièrement avare: je le soupçonne d'être carrément plus intelligent que moi -- ce qui me fait faire la grimace. En général, les gens plus intelligents que moi m'inspirent plus facilement l'exécration (j'en suis affreusement jaloux) que l'admiration. Hélas pour moi, Kufi est modeste et, comme je suis un gentleman, cela m'ôte la dernière possibilité que j'avais de le mépriser. Je ne peux donc pas l'envoyer promener: outre que ce serait injuste et impoli, ce serait vraiment du gâchis de ne rien faire d'un tel talent qui ne rêve que d'être employé, même pour pas un rond.

Je ne suis pas aussi branché maths que lui, très loin de là, mais je me souviens quand même assez bien de mes cours de trigo de quatrième et de troisième -- et Kufi partage avec moi l'idée qu'on peut déjà construire beaucoup de choses intéressantes sur ces bases relativement simples. Jusque là, ça va.

Côté informatique, ça paraissait démarrer assez bien aussi, du fait que nous utilisons l'un et l'autre des outils d'usage courant dans le petit monde des logiciels libres. Il m'est arrivé d'écrire des listings en langage C++ avec l'éditeur de texte emacs, puis de les transformer en programmes exécutables avec le compilateur GCC... Vous ne comprenez rien à ce galimatias, chers lecteurs inexistants, et je ne vous le reprocherai certes pas, sachez juste que ce sont les Voldemort et Azkaban du petit monde de Linux (ô ombre du grand Richard Stallman, ne me foudroie pas: je sais qu'il faut dire GNU/Linux; c'est mes lecteurs qui ne le savaient pas, ils viennent seulement de l'apprendre en lisant cette parenthèse -- et après l'avoir lue ils continuent de s'en moquer éperdument, mais c'est un autre problème). Vous ne connaissez rien à tout ça mais moi si, et c'est justement ce qui me différencie de vous aux yeux de l'éminent Kufi Fukira.

Donc, côté informatique, ça démarrait bien entre nous, mais ça s'est vite gâté car Kufi et moi avons nettement des personnalités informatiques aux antipodes l'une de l'autre. Mon anticonformisme cherche à exprimer ce que mon maigre talent algorithmique peut avoir de spécifique à l'aide d'outils aussi standard que possible (dans l'espoir toujours déçu que quelque autre informaticien plus compétent que moi perfectionne un jour ce que j'aurai grossièrement entamé). Dans une attitude rigoureusement symétrique, la modestie de Kufi l'amène à ne chercher aucune gloriole personnelle, mais au contraire à essayer d'utiliser à fond ce qu'a produit l'intelligence de parfaits inconnus dont il décrète par principe et à vrai dire sans aucun examen qu'ils ont certainement travaillé avec compétence et talent.

Dit comme ça, ça donne l'impression que nous sommes parfaitement complémentaires. Pas sûr. Moi, j'exècre les documentations informatiques, qui me tombent des mains (et Dieu sait pourtant si je m'en suis déjà enfilé des quantités); Kufi, lui, se jette dessus avec avidité, exactement comme les troupeaux de gniards sur la saga Harry Potter.

Moi, quand on me met en présence d'un bouquin informatique de six cents pages, je commence par vérifier qu'il est écrit en bon français, muni d'un index détaillé et d'une table des matières intelligible, et si c'est le cas mon seul souci devient de le lire en diagonale pour identifier dedans, en y passant aussi peu de temps que possible, les quinze ou vingt pages qui me permettront de faire un tout petit poil mieux des choses que j'ai déjà appris à faire il y a longtemps. Si je ne trouve pas assez vite, je laisse tomber en me disant que vu que j'ai atteint l'âge vénérable de cinquante-deux ans en me passant de ces bidouilles, c'est sans doute que je peux continuer.

Kufi, lui, scanne Internet comme s'il était Google à lui seul, dévore de A à Z les huit cents écrans anglophones de toutes les docs informatiques les plus rebutantes qu'il peut y rencontrer, et dès qu'il y trouve un truc un tant soit peu nouveau (c'est-à-dire dont la planète entière s'était très bien passée jusque là), aussitôt il considère comme une mission sacrée de le tester, de l'employer et de construire quelque chose dessus. Je suppose que Dieu a placé des gens comme Kufi Fukira dans l'écosystème informatique pour l'édification de la civilisation, mais je ne suis pas sûr que ce faisant il leur ait vraiment fait un cadeau.

Kufi est susceptible de s'intéresser aux techniques informatiques les plus absconses exactement pour les raisons qui me conduisent à les fuir. Alors que moi, je cherche d'abord dans toute technologie nouvelle ce qui ressemble à ce que je connais déjà par ailleurs, parce que ça m'aide à trouver mes repères, lui se jette avec avidité sur tout ce qu'il y a de plus inhabituel et de plus spécifique, et même ne s'intéresse qu'à ça. Cet esprit de pionnier et de défricheur est très utile aux anthropologues et aux explorateurs, mais en informatique c'est un excellent moyen pour perdre un temps infini dans le fin fond des impasses des incompatibilités et des projets sans lendemain.

Bien entendu, Kufi ne veut pas seulement utiliser ces bidouilles dans son coin comme il avait presque toujours été contraint de le faire jusqu'ici, il préférerait de loin faire ça avec moi. Pas tant, je pense, pour profiter de mon maigre talent que pour avoir au moins à ses côtés quelqu'un qui comprenne l'intérêt de son travail...

Il y a quand même un léger facteur d'optimisme dans cette histoire. Kufi ayant tendance à aller beaucoup plus loin que moi dans tous les domaines, ça lui donne paradoxalement une légère faiblesse par rapport à moi: celle d'être encore nettement plus barge (et pourtant, tous mes commensaux vous confirmeront que ce n'est déjà pas peu dire et que dans le genre "savant fou", j'ai moi-même quelques sérieuses prédispositions). Dans notre intérêt mutuel, je vais donc essayer de profiter du très léger surcroît de lucidité que cela me confère pour l'empêcher de nous embarquer tous deux dans un projet par trop irréalisable. Mais ça n'est pas gagné: si je ne nous trouve pas un projet excessivement difficile, jamais je ne le convaincrai de venir m'y prêter main forte... Résultat des courses, je nous crois bien partis pour employer des techniques auxquelles personne ne bite rien pour aboutir à des résultats dont personne ne comprendra l'intérêt.

Intelligence is a curse.