dimanche 24 janvier 2010

Huit ans de geekitude


J'ai quitté hier le conseil d'administration de mon groupe de linuxiens, Parinux, après y avoir passé six ans, dont quatre comme trésorier ou trésorier adjoint (vive la quille: je n'ai jamais pris de plaisir à remplir cette fonction, je ne l'ai fait que parce que personne d'autre ne s'est porté volontaire). Au total, ça me fait huit ans de geekitude, puisque j'avais déjà été simple membre de l'association pendant deux ans avant d'entrer au CA. Huit ans, ce n'est pas rien, et ça donne envie de jeter un petit coup d'oeil en arrière.

Les geeks -- enfin, plutôt les linuxiens, car il y a aussi des geeks hors du logiciel libre -- ont pas mal changé en huit ans. En bien ou en mal, c'est affaire de jugement... en fait, je crois qu'ils ont changé en bien et en mal simultanément: ils ont acquis les qualités de certains défauts et les défauts de certaines qualités. Disons qu'il y a huit ans ils étaient nettement plus techos (à prononcer tèkausse: fan de technique) et sensiblement moins idéologues, mais les deux attitudes étaient déjà mélangées à l'époque et elles le sont encore aujourd'hui. Les proportions ont changé, c'est tout, mais elles l'ont fait notablement. Linux et les logiciels libres sont beaucoup plus simples à manipuler que naguère, donc on vient moins vers Parinux pour trouver de l'assistance technique ou partager son expérience. Internet est moins un joyeux bordel et de plus en plus dans la ligne de mire des autorités, donc on vient de plus en plus vers les associations du libre pour contester les tentatives de réglementation.

Cette évolution est normale et même, dans une très large mesure, justifiée. N'empêche que j'aime nettement moins l'ambiance qu'avant. Il y a huit ans, dans nos agapes linuxiennes, nous respections à peu près tous une espèce de netiquette orale: on parlait très peu de politique, avec des pincettes, morts de trouille à l'idée de faire fuir les trois ou quatre membres de droite de l'association; en revanche, on se lançait dans d'interminables monologues techniques auxquels personne ne bitait rien (notamment pas, dans la plupart des cas, celui-là même qui débitait le monologue; mais j'ai mis du temps à me défaire du respect quasi-religieux que cette incompréhensible tambouille technique m'inspirait alors). Aujourd'hui, c'est le contraire: on parle assez peu technique, quand on en parle le discours est presque intelligible, en revanche tout le monde casse du sucre sur notre président bien-aimé Nicolas Sarkozy, ceux qui le soutiennent, ceux qui l'accompagnent (jusque là, ça ne me gêne pas trop) et -- et là je suis nettement moins d'accord -- ceux qui font preuve de mollesse dans les critiques qu'ils adressent à toute cette clique. Au point, à mon avis, de faire fuir non pas seulement les trois pelés et le tondu de droite qui auraient pu s'égarer chez nous, mais simplement ceux que le discours politique emmerde. Il y a huit ans, quand un vieux gaullisto-giscardien se barrait, on lui courait après dans l'espoir vain de le faire revenir; aujourd'hui, quand un baba-cool peu politisé se pointe chez nous, personne ne se rend même compte que le gars se barre très vite parce qu'il s'ennuie mortellement; et si on s'en rendait compte, ce serait sans doute pour dire: "Bof! Pas une grosse perte."

Parinux devient, nettement, une association militante, au sens politique du terme. Encore une fois, je trouve l'évolution naturelle, compréhensible, et en plus elle va nettement vers des positions idéologiques qui sont les miennes. N'empêche que je n'aime pas trop. J'étais venu à Parinux pour parler technique, apprendre des bidouilles, en faire connaître d'autres: ça me donnait l'impression de progresser, si peu que ce soit (de fait, je n'ai pas appris à Parinux grand-chose d'autre que le simple nom de bidouilles que j'ai ensuite dû étudier tout seul; mais cela seul n'est pas rien). Aujourd'hui, nous passons notre temps à nous indigner ou, bien plus souvent, à nous marrer en cassant du sucre sur nos têtes de Turc habituelles, et ça donne l'impression... de tourner en rond, de se fermer à la critique et à l'avis des autres.

Oui, mais les autres ont tort! En effet, je pense que les adversaires du logiciel libre, des formats libres, de la libre circulation de l'information, ont tort. N'empêche que je m'ennuie un peu à leur casser du sucre sur la tête à longueur de temps. Ce n'est pas très enrichissant de ne discuter qu'avec des convaincus. J'ai parfois un peu le sentiment d'être à la messe ou même -- horresco referens -- à une réunion du Parti. Et peu importe que ce soit un parti d'une authentique pureté idéologique ou un ramassis d'ambitions mesquines tartiné de doctrine conformiste débile, comme celui où je me suis fourvoyé quelque temps: moi, je ne trouve pas bien enrichissante la discussion avec des convaincus absolus, quand la moindre tentative de nuance ou de mise en perspective est assurée de se prendre immédiatement quatre ou cinq coups de patte pas méchants, mais secs, envoyés de façon réflexe par la vox populi. Comme chantait Brassens, "le pluriel ne vaut rien / à l'homme et sitôt qu'on / n'est plus deux, quatre on est / une bande de cons!"

Je suis méchant avec les linuxiens, mes semblables, mes frères. Non, ils ne sont pas -- en tout cas, pas majoritairement -- une bande de cons. Mais un rassemblement de linuxiens ressemble aujourd'hui beaucoup plus à une aimable beuverie de soudards qu'à un forum technique. C'aurait été le contraire il y a huit ans. L'évolution est naturelle, compréhensible, inévitable, et même, au fond, louable: il est heureux qu'il y ait des militants face au grignotage consciencieux des libertés que nous subissons sans l'ombre d'un doute.

Tout cela est vrai. Mais j'aimais quand même mieux il y a huit ans.

1 commentaire:

  1. A la lecture de cet avis éclairé, on se dit que la Quille est vraiment la bienvenue ! Reste à la concrétiser, à la matérialiser, à en faire une Quille libre...

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