lundi 1 février 2010

Informatiser les choux et les carottes


Je ne me trompais pas en pensant que l'informatisation de ma modeste collection de DVD serait plus formatrice que l'utilisation d'une base de données fictives, si complexe soit-elle. Avec des données réelles, même peu abondantes, on se rend tout de suite compte que non seulement les cas particuliers existent, mais que c'est justement leur gestion qui rend l'informatisation de la base de données intéressante.

En fait, personne n'a besoin d'informatiser une base de données peu abondante si elle est entièrement composée de données parfaitement standardisées. Si, par exemple, vous gérez le fichier d'une association d'une centaine de membres payant leur cotisation avec une régularité de métronome le 1er janvier de chaque année civile, toutes ces personnes étant dotées d'un patronyme, d'un prénom, d'un numéro de téléphone et d'une adresse uniques -- alors un simple cahier, ou dans le pire des cas une boîte à chaussures remplie de fiches en bristol, suffit largement à archiver toutes ces informations de façon propre, complète et facile à consulter. Vous pouvez aussi, bien entendu, stocker ça dans les lignes et les colonnes d'un tableur ou, si vous êtes vraiment masochiste, dans un fichier SQL: bien sûr que c'est possible, c'est même de la bibine.

Le problème, c'est que des données aussi parfaitement standardisées, ça n'existe pas. Dans la vraie vie, votre association comprend aussi des membres dont vous ignorez le nom mais dont vous devez quand même encaisser la cotisation parce que le gus vous a mis l'argent dans la main un soir où il vous a croisé dans un bar; des membres qui paient leur cotisation aux environs de la fin juin, ou qui en paient une partie en mars et le solde en septembre; des membres qui déménagent, ou qui vous laissent l'adresse de leur petite amie chez laquelle ils squattent quand ils passent dans votre ville; des bénévoles dont on a décidé de faire des membres d'honneur. Et ce sont justement ces cas foireux-là qu'il est le plus important d'informatiser: car le type qui vous a filé l'argent sans vous dire son nom se vexera si vous lui réclamez la cotisation qu'il a déjà payée, ainsi d'ailleurs que le bénévole qui paie largement de sa personne, mais exclusivement en nature; celui qui a payé en juin, selon les cas et l'humeur, vous prendra pour un rapiat, voire un voleur, si vous considérez qu'il a payé avec retard pour l'année en cours, ou vous considérera comme un branquignol si vous considérez au contraire qu'il a payé en avance pour l'année suivante; celui qui créchait chez bobonne vous signalera qu'il a changé de pied-à-terre en même temps que de bonne amie au moment le plus absurde -- un jour où il vous croisera dans le métro au bras de madame, par exemple, et je vous raconte pas la terrible scène de ménage si vous commettez l'erreur d'envoyer le rappel de cotisation chez son ex. Tandis que les membres bien standard qui paient recta le 1er janvier, portent un nom et un prénom bien chrétiens et ne déménagent jamais ne vous poseront jamais aucun problème, pas même si vous vous contentez de les gérer en notant leur nom sur un répertoire Clairefontaine à spirale et petits carreaux.

Voici donc la problématique à mon sens la plus intéressante dans les bases de données: il faut standardiser les données pour pouvoir les informatiser, mais dans bien des cas l'effort d'informatisation n'a d'intérêt que s'il vous facilite le travail avec les données non standardisées et, en fait, avec elles seules.

Dans le cas de ma petite collection de DVD, l'informatisation n'a à peu près aucun intérêt s'agissant des films d'anthologie. Par exemple, je n'ai aucun besoin d'écrire une requête SQL pour savoir que le Docteur Jivago a pour réalisateur David Lean et pour distribution Omar Sharif et Julie Christie: j'ai ça en tête, à supposer que je l'aie oublié je peux trouver ça dans Wikipédia ou dans n'importe quel dictionnaire du cinéma. Ce que je ne suis pas capable de dire de tête, en revanche, c'est ce qui concerne les acteurs de second plan ou les réalisateurs n'ayant que rarement rencontré le succès. Je donnerais cher pour avoir la liste complète des films où jouent John Turturro, Albert Finney ou Donald Sutherland, ce genre d'acteurs qui ne sont qu'occasionnellement crédités sur la jaquette du DVD, mais qui crèvent l'écran chaque fois qu'on leur accorde trois minutes dans un rôle de quatrième plan.

Du côté des réalisateurs, il y a le modèle standard qui fait une belle carrière en sortant un film à succès tous les dix-huit mois, genre Howard Hawks; aucun intérêt de l'informatiser: n'importe quel dico du cinéma vous reconstituera l'intégralité de sa carrière en deux coups de cuiller à pot. Beaucoup plus intéressant est le cas d'ailleurs pas si rare de l'acteur qui s'est mis à la réalisation à un certain stade de sa carrière, façon Sydney Pollack, ou qui a passé son temps à travailler simultanément des deux côtés de la caméra, façon Woody Allen.

Que faire de tels personnages? Les considérer comme des acteurs et oublier qu'ils ont parfois été réalisateurs -- ou le contraire? Les noter en deux endroits, au risque de se contredire ou d'être incomplet? Ou carrément mélanger les choux et les carottes dans une base de données d'"hommes de cinéma" où l'on pourrait occasionnellement ajouter des scénaristes et des dialoguistes?

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