vendredi 6 février 2009

Le voyage de M. Dugenou


Quand le vieux con que je suis était petit, on ne nous rebattait pas encore les oreilles des vertus de la loi de l'offre et de la demande, mais on avait quand même déjà rencontré la modernité et le progrès sous la forme des chemins de fer. En ces temps anciens, chère petite planète Internet, les crains étaient tirés par de belles locomotives à vapeur qui faisaient tchouk-tchouk, sentaient le charbon, faisaient de la fumée et donnaient de joyeux coups de sifflet en traversant les campagnes. Alors les indigènes de nos provinces les regardaient passer avec le même regard vide que celui de leurs propres vaches, ils leurs faisaient coucou de la main et ils rêvaient d'avoir un jour assez d'argent pour se payer une place dans le monstre de fer.

Le crain, ce n'était pas très cher; ça coûtait tant du kilomètre parcouru. Tu allais à cent kilomètres, tu payais tant; tu allais à deux cent cinquante kilomètres, tu payais deux virgule cinq fois autant. Et c'était comme ça cinquante-deux semaines par an, sept jours sur sept et vingt-quatre heures par jour. Le prix était fonction de la distance, et c'était tellement simple qu'on nous en faisait des problèmes de calcul à l'école publique, gratuite, laïque et obligatoire.

"M. Dugenou, qui est voyageur représentant placier, va devoir pour ses affaires parcourir l'itinéraire Paris - Limoges - Bordeaux - Toulouse - Sète - Marseille - Lyon - Dijon - Paris. Ces étapes mesurent 230 km en moyenne. Sachant que la SNCF facture 30 anciens francs du kilomètre parcouru, calcule et exprime en francs nouveaux la somme que M. Dugenou devra débourser pour effectuer son voyage."

Et le vieux con que j'étais, qui était aussi le premier de la classe, répondait aussi sec: "Il y a huit étapes et non pas neuf car c'est un problème d'intervalles classique, la distance totale est donc de 230 km fois huit, je pose zéro, trois fois huit 24 je pose 4 je retiens 2, deux fois huit seize et deux 18, la distance totale parcourue par monsieur Dugenou est donc de 1840 km, que multiplie le tarif de 30 anciens francs du kilomètre, ça nous fait au total... je pose les deux zéros, trois fois quatre douze je pose 2 je retiens 1, trois fois huit vingt-quatre et un vingt-cinq je pose 5 je retiens 2, trois fois un trois et deux cinq, ça nous fait 55200 anciens francs, soit 552 nouveaux francs."

Et ouais! On savait le faire!

Si aujourd'hui monsieur Dugenou voulait préparer le même voyage, monsieur Dugenou devrait connaître non seulement la date, mais aussi l'heure de son Paris-Limoges, de son Limoges-Bordeaux, de son Bordeaux-Toulouse, de son Sète-Marseille, de son Marseille-Lyon, etc. Il devrait choisir l'heure en fonction du tarif, sous peine de subir des écarts de prix allant du simple au triple (oui oui: au triple, je ne déconne pas). Il devrait passer à tout le moins une bonne heure à se battre avec le beau site web de la SNCF pour réussir à lui expliquer tout ça sans se gourrer. Il recevrait huit beaux fichiers PDF non échangeables non remboursables, qu'il n'aurait plus qu'à imprimer. Chez lui, hein, la SNCF ne va quand même pas engager des frais en le faisant elle-même.

M. Dugenou pourrait aussi juger plus simple d'acheter une bagnole. A sa place, c'est ce que je ferais.

Je n'aimerais pas être l'instituteur chargé de demander aux élèves de 2009 de calculer le prix du billet de M. Dugenou.

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